De la musique pour une exposition

Les enjeux formels de Biotope

Habituellement, l’espace sonore d’une exposition n’est animé que par les sons émis par les œuvres et, surtout, par la rumeur du public. C’est de surcroît un lieu dans lequel on évolue. On n’y vient généralement pas pour écouter de la musique. L’oreille y est donc le sens le moins sollicité. Volontairement du moins.

« Nous sommes dans une civilisation de l’image où l’écoute de notre environnement, l’attention aux sons qui nous entourent, ne fait pas partie de nos habitudes, constate Jean-Luc Hervé. Pour inciter le public à écouter dans un environnement qui n’est pas totalement silencieux, j’ai observé ce qui se passe en milieu naturel. Au cours d’une sortie ornithologique à proximité d’une ville, même lorsqu’il y a des bruits parasites (circulation, rumeur de la ville), si l’oreille est tendue vers les chants d’oiseaux, nous n’écoutons plus le bruit de fond, attentifs aux seuls sons de type “oiseaux”, même discrets – à la recherche de la rareté sonore, de l’heureuse surprise d’un chant jamais entendu. Il s’agit donc d’intriguer le visiteur, d’éveiller sa curiosité auditive malgré le bruit de fond. L’idée est de créer un environnement sonore sur toute l’exposition, de n’être plus tout à fait dans une galerie d’exposition, de transformer le lieu par le dispositif sonore, de donner la sensation au visiteur qu’il entre dans un biotope particulier, d’où le titre de l’œuvre. »

Ginsberg Alexandra Daisy, Agapakis Christina, Sissel ToolasThe Sublime Hibiscus Landscape, 2018-2019
Resurrecting the Sublime: reconstruction numérique du spécimen disparu, Hibiscadelphus wilderianus, du versant sud du mont Haleakala, sur l’île de Maui, à Hawaï.
© Gray Herbarium of Harvard University © Christina Agapakis of Ginkgo Bioworks, Alexandra Daisy Ginsberg & Sissel Tolaas © Alexandra Daisy Ginsberg

D’autre part, dans une exposition, les durées d’écoute et le propos musical ne peuvent être de même nature que dans une situation de concert. Le public qui déambule dans la galerie d’exposition va d’une œuvre à une autre, décide lui-même de son parcours et de la durée consacrée à chaque œuvre. C’est donc lui qui impose le temps aux œuvres. « C’est l’autre contrainte forte pour l’élaboration du propos musical, qui se doit de construire des formes sonores dans la durée, dit le compositeur. C’est probablement pour cette raison que cet aspect est absent dans la plupart des installations sonores, qui préfèrent une approche plastique du son, en général associée à un objet visuel. Par ailleurs, la musique se construit à partir du silence, et il est évident qu’un matériau sonore continu ne peut fonctionner, car il devient vite lui-même un bruit de fond, au mieux une décoration, qui rejoint les autres bruits qui nous entourent et que nous n’écoutons plus. »

Là encore, le modèle de la sortie ornithologique est précieux. « Ce n’est pas un hasard si les compositeurs se sont de tout temps intéressés au chant des oiseaux. Parmi les “bruits” qui meublent notre environnement, ce sont pratiquement les seuls qui possèdent des formes temporelles complexes. Un chant d’oiseau est une forme musicale assez courte d’une durée de quelques secondes, qui se répète avec des variations. Chaque espèce est caractérisée par son chant. Mais, au sein d’une même espèce, chaque individu a ses particularités. Les individus qui occupent un même territoire se répondent les uns aux autres, créant une polyphonie où, comme dans le contrepoint, chaque voix est en relation avec les autres. Ici également, chaque agent sonore émet régulièrement de courtes séquences sonores du même type, mais variées et toujours renouvelées. Chaque individu écoute son voisin immédiat, pour inscrire son chant dans l’ensemble. Se forme ainsi une grande polyphonie où chaque agent a sa propre identité sonore, sa variabilité individuelle. Une polyphonie qui imprègne tout le bâtiment, animant l’architecture d’une présence sonore organique. »

Il faut toutefois préciser tout de suite que c’est la forme des chants d’oiseau (et plus généralement des populations animales : oiseaux, insectes ou batraciens), c’est-à-dire leur structure temporelle et polyphonique, qui sert de modèle : le matériau sonore utilisé n’imite en aucune manière les chants d’oiseaux.

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Compositeur

Jean-Luc Hervé

Jean-Luc Hervé fait ses études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris avec Gérard Grisey (premier prix de composition). Sa thèse de doctorat d&rsqu…